mercredi 5 mars 2008

LE CHENE ET LE ROSEAU
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2 rue des Trois Bornes - Paris 11
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J'observais un couple dans un restaurant dont le nom m'amusait car il s'appelait "Aux tables de la Fontaine" : il était construit devant une fontaine en plus d'être doté d'un personnel affable, ce qui à Paris tenait du miracle. Entre les deux êtres, un silence pesant s'était attablé, qui semblait attendre le menu. Elle était pareille à un roseau : sa silhouette longiligne était pliée mais son regard ne rompait pas. Lui, c'était le chêne, droit comme un "i" et campant sur sa position : inconfortable, puisqu'une simple parole de sa compagne avait paru le décontenancer. Sur les lèvres du roseau, je lus un verdict : "Ecoute, il faut savoir perdre", dit-elle. "Affronte la vérité. Ce n'est pas qu'un nuage qui passe tu sais, un nuage qui voilerait nos cent ciels alors que nous avions l'essentiel. Ce nuage, c'est notre âge nu, à toi et moi". "Arrête", lui dit-il. Il la regarda droit dans les yeux avec un visage dur, tout en lui tenant les mains aux lunules claires, que j'imaginais froides. Etait-ce lui le volcan ? Etait-ce elle l'étincelle ? Qui avait déclenché la crise et pourquoi ? Un dit vide humain...individus, mains.

Tout semblait les opposer. Je la sentais baroque, à l'aise dans un fouillis de vieux bouquins qui sentent la cave, parsemant sa chevelure coiffée en chignon d'épingles en filigrane. Lui affichait résolument sa modernité. Ses yeux étaient deux vitres en verre fumé qui contemplaient avec tristesse une rosace trop compliquée. Son édifice à elle, entre ridules et fissures, semblait sur le point de s'écrouler avec ses ferroneries rouillées à la peinture écaillée, tandis que les huisseries d'acier de l'homme qui broyait ses mains brillaient d'un éclat métallique et glacé. Je vis ses mains devenir bleues. "Arrête !" , fit-elle . Elle retenait péniblement ses larmes en aspirant de grandes goulées d'air. Il rétorqua : "Si tu craques tes os aussi. A quoi te serviront tes mains de toute façon, elles sont à jamais sales. Je n'aurai aucun scrupule ni aucun mal à les briser, comme tu m'as brisé. Tu es si frêle..." Ce disant, il entreprit de lui broyer les poignets. "Tu as bien sujet d'accuser ma nature. La violence m'est moins qu'à toi redoutable, et me fracturer tout entière en guise de rupture n'ajoutera rien de plus à ma douleur. Calme-toi." Le roseau-rosace s'était exprimée avec une telle douceur, et avec un tel accent d'amour - cela crevait les yeux qu'elle adorait ce chêne-acier, et qu'elle lui avait causé beaucoup de mal - que sa voix me fit l'effet d'un zéphyr. J'eus un long frisson lorsqu'il lui répondit : "Tu as jusqu'ici contre mes coups épouvantables résisté sans courber le dos ; mais attendons la fin".

C'était comme si je vivais la souffrance qui se lisait dans ses pupilles à lui, j'avais mal pour ces deux êtres si différents, et de manière complètement irrationnelle. Il ne semblaient pas me voir, pourtant je les fixais avec une intensité quasi palpable, tellement palpable que j'aurais pu ressentir l'étau des mains du chêne-acier sur mon propre corps assis et scié. Puis, elle prononça un mot, un seul, que je n'entendis pas. Un tout petit bris de glace sur ses lèvres sèches. A ce mot, je vis le chêne se redresser lentement, jeter quelques pièces sur la table et partir. Le roseau resta là, prostrée, ses yeux vitrail morts, au bord d'un étang de larmes coulant sous elle. Mon coeur se recroquevilla dans sa cage. Bouleversée, je crevais d'envie de savoir quel mot avait provoqué le choc, ou quel mutisme avait tout rompu. Un élan de compassion me soufflait : "Vas-y, va la consoler, parle-lui et tu sauras tout". Décence des sens..S'y lancer ou garder le silence ? La retenue me poussa à me retrancher derrière le paravent de la réserve et de laisser le roseau se rompre. Après ce petit incident tout à la fois banal et intense, je m'en suis voulue pendant des jours. Mais j'ignorais si ma déception tenait davantage au fait que je n'avais pas osé m'immiscer dans la vie privée d'un être éploré pour lui apporter mon réconfort, ou au fait que je ne connaîtrai jamais le mot secret du roseau qui avait scié le chêne. Et vous, qu'auriez vous fait ?

16 commentaires:

Anonyme a dit…

Pas mieux...
Je suis voyeur, curieux, mais guère acteur en ce genre de situations. Peut-être aussi parce que je n'apprécierais guère une intervention extérieure à ce moment là.

Anonyme a dit…

Incroyable que tu racontes cela...
en des circonstances presque similaires, j'ai eu l'occasion de "consoler" une jeune fille inconnue, à une terrasse de café...
15 ans après, j'ai encore de ses nouvelles...

Anonyme a dit…

J'aime cette histoire et les mots que tu utilises pour nous la faire partager. J'aime également souvent imaginer sans même entendre les gens se parler, imaginer ce qu'ils vivent, ce qu'ils ressentent, ce qu'ils dissimulent, si leur sourire est un sourire, ou uniquement un accessoire...la vie des couples me passionnent, j'ai tant de fois la sensation qu'il manque au genre humain ce que nous nous ventons d'avoir: la parole...
comme il serait interessant de pouvoir en inconnu, en personne neutre mais avisée et bienveillante, pouvoir aider deux êtres qui se recherchent, deux êtres qui ne s'entendent plus, deux êtres que seuls les reproches semblent rapprocher, comme il serait agréable de pouvoir consolé, être consolé, comme ça, avec gratuité, et juste humanité...
il m'arrive souvent de prendre des enfants dans les bras, qui se sont égarés, qui sont tombés ou qui viennent de se faire gronder...j'aime les rassurer, les envelopper et je sais qu'ils sauront...mais les adultes, sont si souvent imprévisibles, si souvent fièrs, si souvent derrière une muraille infranchissable que je ne m'autorise pas à m'approcher...je suis si difficile à approcher moi-même, parce que j'ai peur...
avant d'aller vers des inconnus, il faut déjà, je pense savoir aider, aimer, cajoler, discuter avec nos proches, les gens que l'on croit aimer, s'en approcher et faire tomber les tabous des sujets que l'on aborde pas parce qu'ils font partie de la vie privée...tendre la main, réellement n'est pas si simple....

Anonyme a dit…

Frez et Francis > c'est intéressant d'avoir le point de vue de deux hommes qui divergent. Je suppose, Francis, que c'est une question de nature, aller vers les autres, soigner, aider, n'est-ce pas justement parce que tu as le contact facile ? Je comprends également la retenue de Frez, et pour vous dire la vérité ce texte est à moitié fictionnel. C'est vrai, par deux fois la semaine dernière j'ai observé deux couples, au restaurant, qui se "prenaient la tête". J'ai vu une jeune femme pleurer, mais son homme lui caressait la main en la regardant sans rien dire. Ils ont dîné à l'arrache puis sont partis tous les deux. De là m'est venue une réflexion là-dessus et une mise en scène de crise amoureuse. Sans hésiter, je répondrai que s'il m'arrivait de voir quelq'un à ce point en détrsse je ne pourrai pas m'empêcher d'y aller. Et tant pis si on me demande de me mêmer de mes affaires. Au moins, j'aurai essayé.

Aurore > J'observe aussi beaucoup les gens en général, les couples pour moi c'est toujours une source de questions car je me demande ce qui les a construits, qu'est-ce qui fait qu'ils sont ensemble, comment ça marche entre eux, comment se sont-ils rencontrés, etc. Combien de fois me suis-je dit que si je pouvais devenir invisible je passerais mon temps à espionner les autres. Pas par curiosité malsaine, non, mais pour mon propre apprentissage. On dit souvent que la communication est primordiale en toute circonstance, et pourtant lorsqu'il est question de sentiments on a l'impression de changer de langage. Les mots "tacite", "non-dits", "sous-entendus" me viennent à l'esprit. Je pressens que tu te plairais dans la position de conseillère matrimoniale occasionnelle non ? Parce qu'évidemment, si tu en fais un métier, je pense que ça devient rasoir...enfin ça dépend. Le fait de vouloir aider les autres en tout cas, je le crois, c'est avant tout s'aider soi-même. Aller vers les autres ne va pas de soi, il faut une raison, un prétexte pour ça. Hier j'ai fait un truc que j'avais jamais fait avant bizarrement ! Au resto avec une amie, je la voyais reluquer le serveur et donc je suis allée (avec la permission de mon amie car elle n'osait pas le faire) glisser dans la main du monsieur son numéro de téléphone. Je lui ai dit "Voilà, je trouve qu'il y a eu un échange de regards entre vous et mon amie, donc je vous donne ça, vous en faites ce que vous voulez, elle n'est pas au courant donc ça ne vous engage à rien...à vous de voir". Il a rigolé, et il était flatté je pense. Dans la foulée même il lui envoyait un texto à 1h30 du matin :-) je ne sais pas ce que ça donnera mais voilà, je suis heureuse d'avoir fait le premier pas pour elle. Le plus drôle, c'est que je serais incapable de faire ça pour moi-même ! Ce n'est pas de la peur, c'est un manque d'assurance en soi, bien naturelle. Mon amie Isabelle est une jolie femme, tout comme toi, et pourtant elle a beau avoir une gouaille pas possible et piailler à tort et à travers, elle est fragile à l'intérieur et ne rêve que d'amour. Elle cherche désespérément le bonheur. On est tous pareils ! Pour la surmonter sa fragilité il faut savoir se dépasser. A quand l'aurore audacieuse ?

Anonyme a dit…

Encore un texte maginifiquement écrit !! Je ne donnerais pas d'avis sur le fond car sortant tout juste d'un divorce, je risque de ne pas être très objectif !!! ;)

Lunaba a dit…

j'aurais écrit des Nouvelles en partant du mot masqué ;)
très beau texte pour une situation plus que banale, deux êtres qui se détachent de l'essence ciel ...

Lunaba a dit…

ne rêve t'on pas tous de la même chose, aimer et être aimé en retour...
pourtant il en faut du courage pour lâcher prise et tendre vers le bonheur...

Lunaba a dit…

tu me donnes envie d'écrire à nouveau :)
*merci* jolie môme

Unknown a dit…

Anbleizdu> enfant de divorcée, je sais ce que c'est ! mais la vie continue, le divorce c'est la meilleure solution pour les enfants qui ne doivent jamais, autant que faire se peut, être témoins du déchirement de leurs parents. Je te souhaite beaucoup de bonheur dans ta nouvelle vie !

Chère Lunaba, je pense à toi particulièrement aujourd'hui qui sera au Salon du Livre pour dédicacer ton livre. Je ne pourrai malheureusement pas te saluer car j'avais prévu depuis longtemps une sortie hors de Paris...en tout cas, je suis bien heureuse de tes mots touchants et te remercie de tes passages ici qui me poussent toujours à continuer d'écrire.

Anonyme a dit…

Superbe texte.. on est si nombreux à ne pas savoir se parler, à se rendre malheureux.... J'en vois tant des femmes qui pleurent au téléphone, dans le M°, en quittant l'autre... j'en fait partie aussi, qqs fois.... Je ne vais pas vers elles.. je n'ose pas, je em dis que dans ces moemtns là on a peut être envie d'être seule... Si qqu'un venait me consoler, je serais touchée porbablement, tout dépend la manière....
Dis quand est ce que l'on va au rest/café toutes les deux pour que je repère un serveur et que tu lui glisses mon n° ;))) Je n'ose pas faire non plus un tas de choses pour moi, mais pour les autres j'ose ;))) Bises ma belle !! Merci pour ces mots tout doux, tout beaux ;;)))

Anonyme a dit…

Je rêverais leur vie...une histoire qui me ressemblerait sans doute se glisserait sous ma plume.
je ne me sentirais pas le droit ni de juger, ni d'intervenir. Serait-ce de la lâcheté?
Je ne peux m'empêcher de penser à cette chanson de Brel qui parle d'un couple que la vie sépare, malgré eux, dans un aéroport..."Orly"
pourquoi je pense à eux?
Parce que je suis passionnée et fusionnelle, aimer est parfois une souffrance. je suis heureuse d'être passée par là et puisqu'il paraît que c'est ton anniversaire, je te le souhaite aussi lumineux que tes mots.

Anonyme a dit…

Tous les dragons de la Terre s'inclinent à tes pieds et te font chacun don d'un battement d'ailes et d'une petite flamme pour tes bougies...

Bon anniversaire...!
(et merci à tat pour le tuyau)

Anonyme a dit…

bon anniversaire Mademoiselle :)
j'espere que nous nous aurons l'occasion de partir à la chasse à travers les rues de Paris

Anonyme a dit…

Je te souhaite un très bon anniversaire.
Biz

Chrixcel a dit…

Lunaba, d'abord rectif, c'est ce w-e que tu es au salon du livre je crois et non samedi dernier, et impossible pour moi aussi car je fête mon anniv samedi. Mais ça ne m'empêche pas de toujours penser à toi !
Tat> Quand tu veux je t'arrange des coups et toi tu me les paie^^! Ca te va comme deal ? du côté de mon amie, ça avance doucement dirait-on avec le serveur...ils doivent se voir enfin (!) la semaine prochaine.
Caramel> merci pour ces mots, et ton passage ici, l'amour est un sujet qui passionne et c'est un débat sans fin:)
Paris-Emoi> Hey hey merci dragon ! eeeeet oui, 32 balais et toujours pas le courage de balayer le plancher avec !
Sav> j'irai à la chasse avec plaisir en si bonne compagnie, j'adore toutes sortes de chasses;-)
Cedem> thank you !

Lunaba a dit…

*doux anniversaire* jolie môme :)
Que ce nouveau pétale à ton bouquet s'épanouisse aux premices du printemps :)