I – LE TOUCHER
Tout est parti d’un contact vu, simple effleurement sur un cou entouré d’un bras. Et soudain, tu t’es présentée à moi, douce bise aérienne, comme toutes les fois où tu te fonds dans le décor le temps d’un geste anodin ; un peu plus long que les autres, un serrement de main : un serment sans demain. Geste machinal quand le buraliste fait tinter dans ma paume la monnaie de ma pièce et me tend le paquet de cigarettes. Un frôlement de doigts aux ongles en deuil qui, l’espace d’un instant, se défiltrent…c’est un toucher mortel qui semble pointer de l’index l’encart « fumer tue ». Mais ça ne me tue pas plus que d’arpenter le sol noir de Paris où je compte les grains de goudron entre deux vapeurs grises, qui m’imprègnent d’une essence de pétrole.
J’ai vu, alors que mes pieds s’embourbaient dans les caniveaux, accrochés à des feuilles d’automne en charpie, ces petits chiens écrasés de tendresse au bout d’une laisse qui les étrangle, la langue pendante. Ce regard parfois énamouré dont ils gratifient leur maître m’a toujours émue, bizarrement. Une passante mange une glace qui dégouline dans son décolleté. Elle lèche ses doigts et s’essuie lentement sur sa jupe, discrètement. Quand elle marche, on entend bruisser le nylon de ses bas, c’est comme une brise humide. Un frisson me parcourt l’échine – j’ai senti l’air glacial.
Je m’assois sur un banc et décide d’en faire mon mirador de fortune : observant des mirages de ville, avec deux mille virages dans mon cerveau en ébullition, je zieute un couple qui s’embrasse sur le banc d’à-côté. L’un chatouille, tripote, l’autre rit en palpitations saccadées. Puis ils s’en vont. J’aurais pu les suivre, mais le souffle tactile du vent soulève mes cheveux que je n’ai pas attachés ; je marche comme un tourbillon et les pans de mon manteau bâillent d’effroi car ne suis pas suffisamment couverte. Au moment de me lever, je commence à trembloter. Je sens qu’on pose un bras autour de mon cou, cette emprise m’étouffe. Je pense au chien en laisse, à la glace qui coule, à fumer qui tue. Je pense à toi Caresse, toi qui un jour m’a fait toucher les étoiles pour mieux me frapper en plein cœur. Je ne suis plus intacte. Je n’ai plus de tact pour rien.
D’un geste machinal, je rabats mon col et me dirige vers une cabine téléphonique. Là, je compose des numéros au hasard. « Le numéro que vous avez composé n’est pas attribué ». Les touches chiffrées en métal argenté me procurent une sensation désagréable, comme le picotis d’une multitude de fourmis dans les doigts, comme une petite décharge électrique. Je compose un autre numéro. Ca sonne dans le vide. N’y a t-il donc personne qui puisse me répondre ce soir ? Frissonnante, j’abandonne la cabine et heurte de plein fouet une silhouette longiligne. Je trébuche et tombe puis, sur le point de me relever, je vois une main tendue que je saisis. Onde de choc terrible : j’ai peur de ce qui pourrait ne pas m’arriver. J’ai 69 ans : à cet âge du cancer et des symboles, j’ai tout oublié des positions érotiques.