mardi 28 novembre 2006


I – LE TOUCHER

Tout est parti d’un contact vu, simple effleurement sur un cou entouré d’un bras. Et soudain, tu t’es présentée à moi, douce bise aérienne, comme toutes les fois où tu te fonds dans le décor le temps d’un geste anodin ; un peu plus long que les autres, un serrement de main : un serment sans demain. Geste machinal quand le buraliste fait tinter dans ma paume la monnaie de ma pièce et me tend le paquet de cigarettes. Un frôlement de doigts aux ongles en deuil qui, l’espace d’un instant, se défiltrent…c’est un toucher mortel qui semble pointer de l’index l’encart « fumer tue ». Mais ça ne me tue pas plus que d’arpenter le sol noir de Paris où je compte les grains de goudron entre deux vapeurs grises, qui m’imprègnent d’une essence de pétrole.

J’ai vu, alors que mes pieds s’embourbaient dans les caniveaux, accrochés à des feuilles d’automne en charpie, ces petits chiens écrasés de tendresse au bout d’une laisse qui les étrangle, la langue pendante. Ce regard parfois énamouré dont ils gratifient leur maître m’a toujours émue, bizarrement. Une passante mange une glace qui dégouline dans son décolleté. Elle lèche ses doigts et s’essuie lentement sur sa jupe, discrètement. Quand elle marche, on entend bruisser le nylon de ses bas, c’est comme une brise humide. Un frisson me parcourt l’échine – j’ai senti l’air glacial.

Je m’assois sur un banc et décide d’en faire mon mirador de fortune : observant des mirages de ville, avec deux mille virages dans mon cerveau en ébullition, je zieute un couple qui s’embrasse sur le banc d’à-côté. L’un chatouille, tripote, l’autre rit en palpitations saccadées. Puis ils s’en vont. J’aurais pu les suivre, mais le souffle tactile du vent soulève mes cheveux que je n’ai pas attachés ; je marche comme un tourbillon et les pans de mon manteau bâillent d’effroi car ne suis pas suffisamment couverte. Au moment de me lever, je commence à trembloter. Je sens qu’on pose un bras autour de mon cou, cette emprise m’étouffe. Je pense au chien en laisse, à la glace qui coule, à fumer qui tue. Je pense à toi Caresse, toi qui un jour m’a fait toucher les étoiles pour mieux me frapper en plein cœur. Je ne suis plus intacte. Je n’ai plus de tact pour rien.

D’un geste machinal, je rabats mon col et me dirige vers une cabine téléphonique. Là, je compose des numéros au hasard. « Le numéro que vous avez composé n’est pas attribué ». Les touches chiffrées en métal argenté me procurent une sensation désagréable, comme le picotis d’une multitude de fourmis dans les doigts, comme une petite décharge électrique. Je compose un autre numéro. Ca sonne dans le vide. N’y a t-il donc personne qui puisse me répondre ce soir ? Frissonnante, j’abandonne la cabine et heurte de plein fouet une silhouette longiligne. Je trébuche et tombe puis, sur le point de me relever, je vois une main tendue que je saisis. Onde de choc terrible : j’ai peur de ce qui pourrait ne pas m’arriver. J’ai 69 ans : à cet âge du cancer et des symboles, j’ai tout oublié des positions érotiques.

jeudi 16 novembre 2006

Je lance un nouveau déFibs


One
Small,
Precise,
Poetic,
Spiraling mixture:
Math plus poetry yields the Fib.




Gregory K. Pincus, écrivain américain ici en lien (gottabook.blogspot.com, cf. divers liens sur les fibs) a eu la bonne idée d’inviter les lecteurs de son blog à écrire des "fibs," petits poèmes de 6 lignes utilisant une progression mathématique connue sous le nom de suite de Fibonacci, déterminant ainsi le nombre de syllabes de chaque vers. La structure de la forme est très simple, mais restreinte. On commence avec 0 et 1, puis on les ajoute pour obtenir 1; puis on additionne 1 + 1 = 2. Puis on additionne les deux vers suivants (2 + 1 = 3) et ainsi de suite. La séquence se définit ainsi : 1, 1, 2, 3, 5, 8.

Le créateur de cette nouvelle forme poétique s’est limité à 6 vers mais on peut continuer : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, etc. En anglais, le mot « fib » joue à la fois sur le sens, « bobard », et les premières lettres de Fibonacci. L’auteur a eu à cœur de demander à ses lecteurs de propager cette « fibbery » sur la blogosphère, ce qui a marché mais surtout chez les anglophones. Je vous propose donc de continuer la chaîne en français ! Ce qui est bien avec cette forme originale, c’est qu’on n’a pas besoin nécessairement d’avoir la « fib » poétique…Il faut juste savoir un peu compter…alors si ça vous dit^^


Mais (0 + 1)
Qui (1)
Pourra (2)
Donc faire fib (3)
D’une telle contrainte (5)
Sans jamais sur ses doigts compter ? (8)

mardi 7 novembre 2006


e. e. cummings (1894-1962)
(poète, essayiste, peintre et dramaturge américain)

Musicalité, déni de la ponctuation et des titres, défragmentation, choc des mots, non-sens ou trop plein de sens…calligrammes. Il est difficile de décrire l’impact produit par les poèmes d’Edward Estlin Cummings. Difficile de les traduire et de les analyser, mais je vais m’y essayer ici : tout seul ce flocon (un éclair) en surplombe un plus grave tout seul OU unique ce flocon (un éclair) est au-dessus d’une tombe. Tradutore traditore. Autrement dire traduire, c’est trahir. Une multitude d’interprétation est donc possible…le « one » du haut surplombe le « one » du bas. Le plus grave (si on l’admet dans le sens « accentué ») est forcément le plus bas. Le terme « (a lightning) » ondule comme un éclair justement, et s’abat sur les autres mots qui, éclatés par cette foudre, s’éparpillent en caractères solitaires. Cet éclair central du poème, mis entre parenthèses et donc comme désolidarisé des autres mots, est pourtant sa clé de voûte ! il divise un (one) pour donner un (one). Il est l’unificateur, disloquant pour mieux ressouder. Mais « gravest one » c’est aussi « gravestone », autrement dit la pierre tombale. Et le verbe « alight » signifie aussi « descendre ». Verticalité de la stèle et du style…C’est beau non ? Et si la verticalité était la métaphore des règles de syntaxe, et le zigzag de l’éclair celle qui les pulvérise pour mieux les faire voler en éclats ?

  • one
  • t
  • hi
  • s
  • snowflake

  • (a
    • li
      • ght
    • in
  • g)

  • is upon a gra
  • v
  • es
  • t
  • one
(les puces ne sont pas dans le texte mais impossible de respecter le bon alignement sinon...)

Ainsi E. E. Cummings asseoit sa parfaite maîtrise de l’effet visuel et du rythme tout en illustrant son propos. Un autre de ses poèmes énigmatiques pose en effet le souci du poète et de l’homme qu’il était de se détacher des contingences qu’il estime superflues (tout comme dans sa vie il combattit le rigorisme intellectuel et le puritanisme de son éducation). Ce texte, entre autres, est une projection des aspirations personnelles du poète quant aux normes qu’il bouscule, ce qui constitue un trait caractéristique de son art. Je le traduis aussi fidèlement que possible.

          • since feeling is first
          • who pays any attention
          • to the syntax of things
          • will never wholly kiss you;
          • wholly to be a fool
          • while Spring is in the world
          • my blood approves,
          • and kisses are a far better fate
          • than wisdom
          • lady i swear by all flowers. Don't cry
          • --the best gesture of my brain is less than
          • your eyelids' flutter which says
          • we are for eachother: then
          • laugh, leaning back in my arms
          • for life's not a paragraph
          • And death i think is no parenthesis

* * *

puisque la sensation prime
qui se soucie
de la syntaxe des choses
ne t’embrassera jamais totalement

totalement pour te mystifier
tandis que le printemps est sur la terre

mon sang approuve,
et les baisers sont un sort bien meilleur
que l’érudition
femme je ne jure que par les fleurs. Ne pleure pas
-- la plus belle expression issue de ma cervelle est moindre que
celle du battement de ta paupière qui dit

nous sommes faits pour l’unl’autre : alors
ris, reposant dans mes bras
car la vie n’est pas un paragraphe

Et la mort je pense n’est pas une parenthèse


* * *
Pour moi ce poème c’est le retour à la vraie vie, animale, primaire (« first ») avec un jeu d’opposition fort entre le désir, les sentiments, le sang et la sève, le bourgeonnement, l’aspect tactile des choses (« kiss, kisses, Spring, blood, flowers, flutter, laugh, life ») et l’intellect avec toute ce qu’il comporte de cloisonné et de convenu (« syntax of things, fool, wisdom, brain, paragraph, death, think, parenthesis »).

Le poète console son amante qui semble déplorer sa propre sensiblerie, ses sentiments et ses intuitions, en les comparant au savoir et à la cérébralité de son amant. Emotion féminine et pensée masculine pourtant se complètent ici parfaitement, là où les manifestations de l’esprit sont des futilités face à celles de l’amour. Regardez comme la première « strophe » ou salve, est laconique, quand elle parle froidement de syntaxe : c’est l’homme. Et regardez juste après le bloc ondulant qui suit le rythme d’un baiser, le sang qui s’agite dans les veines sous l’émotion, le ressac de l’étreinte : c’est la femme. Les mots semblent s’étaler comme le flux et le reflux d’une vague. Quelques allitérations en « f » et « w » (waves…) parachèvent l’effet d’onde.

Le poète met aussi en balance une chose aussi anodine en apparence qu’un battement de cil (mais qui dit battement de cil dit aussi battement du cœur, vibration de vie par excellence) à une expression de l’esprit. Ce « each other » ne devrait pas être collé grammaticalement : il ne fait qu’un parce que le poète décide de les faire se toucher et s’embrasser (en français « chacun » est en un seul mot mais pas en anglais). La chute du poème est une sorte de chiasme, cette figure qui fait se croiser des termes antithétiques pour mieux mettre en valeur ce qui les rapproche le plus souvent : la vie n’est pas un paragraphe. Elle ne se borne pas à quelques lignes, elle est si riche qu’il faut la sentir pleinement (« wholly » x 2) et sans limites : il faut remplacer les parenthèses étriquées par des bras grands ouverts (« leaning back in my arms ») et les virgules par des baisers. La mort n’est pas une parenthèse…on ne peut la supprimer au gré de ses envies, ce n’est pas un détail. Et c’est peut-être pour cela que Cummings en a fait un seul vers, isolé à la fin, se détachant du reste en guise d’épilogue -- le seul à comporter une majuscule.

La mort, c’est le point final qui justifie la quasi absence de toute ponctuation. La syntaxe, on peut la systématiser, la structurer, l’appréhender. Mais un baiser ? Qu’y a-t-il justement de plus évanescent qu’un baiser ? Essayer de rationaliser à tout prix, n’est-ce pas un peu fuir la vie ? Alors, nous dit le poète : mélange de langues, oui. Mais langue de bois, non. Pas de fioritures dans ce texte d’une extrême simplicité, clé de sa vérité et de sa beauté.

(…et c’est moi qui dis ça ! moi la walkyrie des contraintes, du vers maîtrisé, de la strophe alambiquée…hééééé oui !!!!!).
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